Le blues du mangeur. Comment manger sans pécher? de Michelle Le Barzic

Michelle Le Barzic psychologue clinicienne pendant plus de 30 ans au Service de Nutrition , Hôtel-Dieu, 1 place du Parvis Notre Dame, 75181 Paris Cedex 04 exposé au 46ème J.A.N.D. 27 janvier 2006

Résumé

En changeant le monde pour assurer la subsistance indispensable à la survie de son espèce, le mangeur humain s’est transformé lui-même et sa fonction alimentaire s’est complexifiée au fur et à mesure des étapes de l’évolution qui creusait l’écart entre les homininés et les autres animaux. Dès lors, manger est plus que se nourrir pour l’Homnivore. Triple dans ses finalités, la fonction alimentaire humaine, déborde le seul cadre du nutritif et participe à l’humanisation individuelle et collective des mangeurs. Le mangeur contemporain est désorienté par les nouveaux risques que la modernité alimentaire lui fait courir. En quête de repères, que la religion et la transmission intergénérationnelle ne lui procuraient plus, ils s’en est remis aux experts scientifiques. La médicalisation du poids et du comportement alimentaire qui s’est généralisée au siècle dernier, en réduisant la fonction alimentaire humaine à la seule dimension nutritive, pourrait avoir créé en les aggravant les problèmes qu’elle prétendait résoudre. C’est en prenant conscience des mécanismes de l’impasse sanitaire qu’elle a contribué à créer que la Nutrition Médicale pourra aider les mangeurs à trouver les compromis satisfaisants entre leur appétit, leur corpulence et leur avenir sanitaire. Comme tous les êtres vivants, l’homme doit se nourrir pour survivre. Pour assurer sa subsistance et la survie de son espèce, le mangeur humain a inventé l’agriculture, le commerce et la science. En transformant le monde, il s’est changé lui-même et sa fonction alimentaire s’est complexifiée au fur et à mesure des étapes. Le mangeur contemporain se sent d’autant plus démuni devant la multiplication des risques alimentaires qu’il est bombardé d’informations aussi contradictoires que péremptoires. Son désarroi lui gâche le plaisir alimentaire que le péché de gourmandise avait pourtant si bien magnifié!

 Le mangeur humain, un rat pas comme les autres1

1. Le mammifère omnivore

Le mangeur humain est omnivore. Comme le porc, la fourmi, la blatte et le rat, il est capable d’assimiler toutes sortes d’aliments. Cette faculté est un atout considérable pour s’adapter aux modifications de l’environnement nutritionnel. Favorisant « l’autonomie », la « liberté » et l’ « adaptabilité », elle permet à l’omnivore de « survivre à la disparition de certaines espèces dont il se nourrissait ; [de] se déplacer, changer d’écosystème. »1 Cet avantage n’est pas sans inconvénient. Obligé à la diversité alimentaire pour couvrir tous ses besoins nutritionnels, le mangeur omnivore est soumis au « paradoxe de l’omnivore »2, « une sorte de double bind, de double contrainte, entre le familier et l’inconnu »3. A la fois poussé à l’exploration pour assurer l’indispensable diversification et contraint à une prudence méfiante pour éviter l’empoisonnement, il est tiraillé entre néophilie et néophobie. Foncièrement anxiogène, le paradoxe de l’omnivore est un puissant moteur d’apprentissages et d’interactions sociales, tant chez le rat que chez l’homme. Selon Claude Fischler, « la cuisine d’un groupe humain [participe à] la résolution du paradoxe de l’omnivore ». L’omnivore humain appartient à la classe des mammifères. La survie de l’espèce y est conditionnée à la sauvegarde des petits par les adultes. Cette contrainte est génératrice de développement et d’organisation sociale.

2. Manger est plus que se nourrir

L’australopithèque serait devenu humain en devenant chasseur pour pallier la disparition des ressources végétales4. L’organisation de la solidarité en groupes hiérarchisés usant de la parole pour communiquer a fait le reste. Foncièrement « naturelle », la fonction alimentaire humaine s’est ainsi enrichie de la dimension « culturelle » qu’elle contribuait à édifier. La distribution des rations et la disposition des mangeurs en vertu des importances hiérarchiques respectives confèrent progressivement à l’alimentation un statut d’organisateur privilégié de la vie en groupe dès le néolithique. Pour garantir l’harmonie des relations entre les membres du groupe, entre eux et avec l’univers5, la nourriture doit être aussi « bonne à penser » que « bonne à manger »6. L’ordre symbolique se déploie à partir de cette interdépendance. Millénaire après millénaire, il creuse l’écart entre les homininés et les autres animaux figés dans l’immuabilité de leur espèce par la génétique. « L’homnivore » post-moderne du troisième millénaire est le seul mammifère qui nourrit ses petits au biberon et qui leur enseigne les manières de table comme les règles du savoir vivre ensemble de sa communauté d’appartenance. Les enjeux de la longue période nourricière sont incommensurables pour la construction de la personnalité. « Par delà le nutritif, c’est l’identité, l’estime de soi et le rapport à l’autre qui se jouent dans les échanges nourriciers dont le climat affectif va imprégner la vie affective future. La conscience du corps propre, l’affectivité, la sexualité, les activités cognitives et les valeurs morales inhérentes à la vie intellectuelle et sociale adulte s’y instaurent simultanément7 ». Les règles de convivialité contribuent à la socialisation humanisante. « Manger ensemble, c’est partager la nourriture autant que les symboles qu’elle véhicule ; c’est observer des règles communes au moins le temps du repas. C’est donc participer à un rituel qui inscrit l’appartenance à un même groupe. »8 Le code alimentaire d’un peuple, qui traduit les « représentations qu’une société se fait d’elle-même »9, confère à l’alimentation son formidable pouvoir de liaison sur les interactions humaines.

Anciens et nouveaux maux alimentaires

1. Entre tout et rien

Le risque originel du manque alimentaire est loin d’être éradiqué. Aujourd’hui, plus de 2 milliards d’êtres humains sont tenaillés par « l’angoisse lancinante qui torture tout être affamé dès son réveil »10, et la faim « que les hommes libres ne connaissent pas »11 emporte un enfant de moins de 10 ans toutes les 7 secondes. L’industrialisation et la mondialisation agroalimentaires ont permis à une proportion croissante de la population du globe de manger plus qu’à sa faim, à l’abri des maladies de la malnutrition telles que le scorbut, le choléra, le rachitisme, pellagre et autres. En contrepartie, de nouveaux fléaux alimentaires assiègent le réfrigérateur et l’imaginaire du mangeur, toujours aux aguets vis-à-vis de ce qu’il incorpore. Après les viandes « aux hormones », les pesticides, la vache folle, la rupture de la chaîne du froid, les OGN, tous avatars de l’industrialisation agroalimentaire, la grippe aviaire procure une angoisse d’un type nouveau en menaçant d’effacer la frontière – patiemment consolidée depuis des millénaires – qui sépare l’homme de l’animal. L’accès au rassasiement pour tous, convoie en outre les risques de l’excès et multiplie les « maladies de la pléthore » : obésité, cholestérol, diabète, hypertension artérielle, « comportements alimentaires pathologiques »12 divers affectent de plus en plus précocement un nombre croissant de mangeurs qui en perdent le plaisir de manger à leur gré.

2. Trop de repères tuent les repères

Source d’inquiétudes et de culpabilités multiples, la nourriture devient plus difficilement « bonne à penser ». Nouveaux risques, nouveaux experts ; la Nutrition multiplie ses champs d’observation scientifique de l’acte alimentaire humain. Les nouveaux experts succèdent aux anciens, substituant leurs remèdes et leurs boucs émissaires à ceux de leurs prédécesseurs. Les croisades se succèdent contre le sucre, legras, les hydrates de carbones, qui sont tour à tour, dénoncés et proscrits puis réhabilités, avant d’être à nouveau honnis. Ce bombardement d’informations contradictoires suscite une « planétaire cacophonie alimentaire » face à laquelle « le mangeur désorienté, à la recherche de critères de choix, trouve surtout à nourrir son incertitude13 ». Le mangeur en perd son plaisir de manger et s’en remet à ses médecins pour lui prescrire les normes alimentaires et pondérales garantes de la bonne santé pour lui et ses enfants. Il applique des messages nutritionnels souvent manichéens, qui peuvent l’entraîner à prendre des croyances pour du savoir. Ces malentendus peuvent l’entraîner à faire des choix alimentaires qui vont favoriser la prise de poids alors qu’il pensait la combattre14.

Les écueils de la médicalisation

1 – Les dangers de la normalisation pondérale

Depuis que l’obésité a été officiellement reconnue comme une maladie en 1997 par l’OMS15, un tableau officiel des IMC distingue les seuils de corpulence « de bonne santé » de ceux qui s’en écartent. Dès lors, être gros ou maigre n’est plus une façon d’être, mais un indice de santé et « la dérive idéologique qui transforme insensiblement la santé en critère de discrimination sociale entraîne avec elle le désaveu du poids16 ». Tous ceux dont les mensurations s’écartent des normes sont poussés à entreprendre les régimes restrictifs, dont on sait qu’ils risquent d’induire l’inflation des kilos qu’ils prétendent éradiquer17 tout en facilitant l’apparition de troubles du comportement alimentaire18. Hermann et Polivy19 ont démontré depuis 1980 les effets paradoxaux du « syndrome de restriction cognitive », qui risque d’entraîner le sujet restreint à manger non seulement plus que ce quil voudrait, mais plus que ce quil aurait mangé sil navait pas cherché à manger moins. Ce volontarisme alimentaire expose à des dérapages à chaque fois quun impondérable déjoue la planification et il épuise la force du moi20. Il déconnecte le mangeur de ses signaux internes de faim et satiété, qui sont les régulateurs naturels de la prise alimentaire. L’effet iatrogène de la restriction cognitive fait aujourd’hui l’objet d’une vive controverse21. Il est frappant de constater que ses opposants s’appuient sur des arguments et des preuves physiologiques et caloriques alors que la restriction cognitive a clairement été définie comme un phénomène psychologique, un état psychique interne, indépendant de la quantité calorique absorbée. Ce malentendu persistant au sein de la Nutrition Médicale pourrait éclairer l’impasse des approches diététiques de l’obésité depuis plus de 50 ans.

2 – Les risques de la prévention systématique

Soucieuses de prévenir l’obésité chez leurs enfants, les mères ont appliqué les prescriptions nutritionnelles de leurs pédiatres. Après l’alimentation hyperprotidique prônée pour les nourrissons dans les années 198022, les restrictions alimentaires précoces pourraient avoir contribué à promouvoir le poids qu’elles cherchaient à limiter23, en instaurant la dérégulation alimentaire propice au développement de l’obésité. La restriction précoce entrave également le développement intellectuel et psychologique harmonieux des enfants en particulier les filles, entamant dès l’âge de 5 ans la confiance en soi et l’estime de soi, de ceux qui y sont soumis24. En obéissant aveuglément à de soi-disants experts pour l’alimentation de leurs petits, les mères de famille n’ont-elles pas participé « à leur insu à  «l’appauvris- sement symbolique »25 de l’alimentation humaine qui […] favorise la dérégulation physiologique qui livre le comportement alimentaire à la puissance pulsionnelle incontrôlable. »26 ? Voilà plus d’un demi-siècle que la Nutrition Médicale Internationale mène sa lutte contre l’obésité. Le résultat n’est pas probant. Force est de constater que le problème s’aggrave et que ce sont les obèses qui en souffrent. Devenant de plus en plus gros de plus en plus tôt, de plus en plus malades, ils multiplient les régimes, mangent de plus en plus et de plus en plus mal, et ils perdent le plaisir de manger. Ils ont honte d’eux-mêmes et ils cachent leur détresse et leur appétit, à leur propres yeux comme à ceux des autres27

3 – Faut-il changer le monde ou les mangeurs ?

Nul ne songe à contester que l’obésité soit réellement un problème de santé publique, qui altère la qualité de vie des obèses et entrave leur épanouissement professionnel et social. La réalité des préjudices et stigmatisations dont ils sont victimes est largement démontrée. Un problème insoluble est souvent un problème mal posé, voire créé par les solutions qui lui sont appliquées28. Pas plus que la santé, le poids et le comportement alimentaire des humains, ne sont des réalités médicales. Ce sont des réalités existentielles complexes, résultantes de facteurs hétérogènes d’ordre psychologique, social et environnemental. Or, depuis plus d’un demi-siècle, le modèle médical impose sa grille de lecture et ses solutions à un « problème » qui échappe à son domaine de compétence. Cette exclusivité révèle et entretient une cascade de dénis de la réalité qui pourrait expliquer cette impasse sanitaire : N’est-ce pas la diversité, l’hétérogénéité et la complexité de la personne humaine, dont l’identité qui s’incarne en son corps29 est irréductible à un indice de corpulence, qui sont déniées par les normes statistiques de corpulence ? N’est-ce pas également la formidable puissance inconsciente qui règne sur le corps et l’appétit des mangeurs, oeuvrant dans l’ombre à la construction de sa personne et soutenant le processus civilisateur grâce aux traditions alimentaires, qui est déniée par la normalisation médicale du comportement alimentaire humain ? Enfin, n’est-ce pas le caractère inéluctable de l’augmentation du poids moyen des mangeurs – certains plus que d’autres, en vertu de l’iniquité génétique – immergés dans un environnement où il y a à la fois « plus à manger et moins à bouger », qui est dénié par une communauté médicale envoûtée par les atouts statistiques de la minceur ? Idéologies et préjugés s’arriment au déni. En s’aveuglant sur les réalités qui les dépassent, les institutions médicales pourraient avoir aggravé la souffrance de ceux qu’ils prétendaient aider ; pire, elles pourraient les avoir rendus vraiment malades.

Conclusion

Au coeur de ce formidable mouvement évolutif perpétuel qui transforme l’espèce humaine au fil des générations, la fonction alimentaire obéit à des finalités qui débordent largement l’aspect nutritif, indispensable à la vie. L’importance de ces fonctions, enchâssées dans les sphères affective, spirituelle et sociale de l’existence humaine, a été perdue de vue par les scientifiques de la Nutrition qui tentaient d’enrayer les menaces que la pléthore alimentaire fait peser sur la santé des mangeurs occidentaux, en contrepartie des bénéfices de la modernisation et la mondialisation alimentaires. Cette méconnaissance n’est probablement pas étrangère l’aggravation exponentielle du phénomène. C’est pourquoi il est urgent que les experts de l’obésité se détournent des préjugés simplistes et moralisateurs qui les ont égarés, et qu’ils en délivrent l’opinion collective pour lutter contre la stigmatisation du poids qui aggrave la souffrance des obèses et leur obésité elle-même.

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A propos

Présidente de l'association Psychologue Clinicienne, psychothérapeute, spécialisée conduites alimentaires
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