A la jeune femme qui aime les chips.
Autant le dire tout suite. Tout çà, c’est de la faute de Brigitte. Elle m’a demandé un témoignage sur ma perte de poids. Drôle d’idée. Comme si j’ avais des leçons à donner. J’ai bien pensé vous raconter une histoire de régime miracle à base de viande de kangourou directement importée d’Australie, vous décrire mes 40 heures de sport intensif par semaine avec mon coach personnel bodybuildé et sexy, et vous montrer mes dernières photos en bikini sur une plage à Tahiti. Un truc du style avant/après. Bref. Des salades. La vérité est que j’ai simplement arrêté le combat contre la nourriture et appris à manger. Parce que je ne savais pas. Parce qu’on ne m’a jamais vraiment appris.
Les repas ont toujours été une épreuve pour moi. D’abord, parce que ma mère détestait « faire à manger ». Je l’entends encore maugréer dans la cuisine, soir après soir. Pester contre la bouffe, contre cette famille qu’il faut sans cesse nourrir. Une corvée. Alors, elle cuisinait vite et presque toujours la même chose. De la viande et des légumes en conserve, un yaourt nature, un fruit de saison. Les féculents étaient une denrée rare et les douceurs encore plus. Ensuite, parce que je suis issue d’une famille de carnassiers. Or, j’ai toujours détesté la viande. Je me souviens encore du roastbeef de cheval saignant dominical. Une tradition. On me laissait devant jusqu’à ce que je le finisse. Beurk.
Vers 10 ans, j’étais une petite fille rondelette, craintive et introvertie. Le contraire de ma sœur ainée. Mon poids est alors devenu une véritable obsession pour ma mère. Une guerre qu’elle devait à tout prix gagner. C’était sa mission, son devoir, sa croix et je ne comprenais pas un tel acharnement. Elle se justifiait parfois par une obscure pathologie héréditaire : un tonton mort « d’éclatement » à 25 ans. Une maladie très orpheline, sans doute. Elle me regardait avec une moue de dégoût à peine dissimulée, me surveillait constamment et me faisait des reproches acerbes à chaque bouchée qu’elle jugeait superflue. Je suis entrée en résistance. J’ai appris à faire plus ou moins semblant de collaborer avec l’ennemi, à profiter du moindre moment d’ inattention pour engloutir le plus vite possible tout ce qui me tombait sous la main, à piller le réfrigérateur à une heure tardive, à trouver des sympathisants discrets mais généreux en argent de poche (mon père), et surtout à ne jamais oublier de bien nettoyer le four après 16 heures. Le beurre et le chocolat fondu, ça colle vachement. Et puis, un jour, j’ai découvert que j’avais des pouvoirs magiques. Je pouvais la faire disparaître. Si. Parfaitement. Me voir manger la faisait pleurer et s’enfermer dans sa chambre pendant des jours et des jours. J’aimais bien ça. Cela me donnait une sensation de puissance et un peu de répit. Parfois, je culpabilisais de la rendre si malheureuse. Alors, j’ essayais de suivre ses conseils diététiques. La célèbre cure pomme/fromage blanc. Et je perdais du poids. Un miracle de la science, si l’on peut dire. Ma mère jubilait alors comme si elle avait obtenu le prix Nobel de médecine. Mais, l’armistice ne durait jamais bien longtemps. Les cris, les larmes, le chantage réapparaissaient avec le premier kilo et l »envie impérieuse de la faire enrager me reprenait de plus belle. Et pour tout dire : j’avais faim.
A l’âge adulte, J’étais obèse. Morbidement. Forcément. J’avais hérité de ma mère son dégoût de la cuisine et sa conception plus que douteuse de l’équilibre alimentaire. La nourriture et mon poids étaient mes plus farouches ennemis. Je m’ imposais des régimes drastiques, j’avalais de l’ Isoméride, et je dépensais des fortunes en sachets protéinés. Je perdais du poids et je le reprenais. Tous les obèses connaissent ce processus. J’affichais néanmoins une certaine assurance de façade : la bonne vivante qui s’assume. Autre héritage familial. Ne jamais montrer ses failles, répétait mon père, les autres peuvent s’en servir. Il m’a fallu de longues années et un diabète de type 2 pour comprendre. Des rencontres, aussi. Une psychologue bienveillante et un docteur très patient qui ne m’ a jamais fait de commentaires sur mon poids. Des personnes rares. J’ai compris que l’obsession de ma mère pour mon poids ne relevait pas d’une préoccupation médicale, mais plutôt de son besoin maladif de tout contrôler et d’une certaine forme de rejet de la féminité. J’ai compris que je devais absolument cesser de détester et de punir ma mère, encore et encore, pour cette jeunesse et cette relation mère/fille gâchée. J’ai compris que je devais me traiter avec infiniment plus de douceur et faire preuve de bien plus d’humilité. J’ai suivi les conseils diététiques du Doc. Vous les connaissez déjà tous par cœur. Je ne vais pas vous faire une conférence à ce sujet. J’ai perdu 36 kilos en 10 ans. Je suis loin d’être mince et je ne le serai sans nul doute jamais. L’obésité fait partie intégrante de ma personnalité, de mon identité et de mon histoire. Je ne la combats plus. Je mange normalement, des choses que j’aime, même de la viande. Mon diabète est équilibré avec peu de médicaments et c’est finalement peut-être la seule bataille contre son corps qui vaille la peine d’ être gagnée. Même temporairement. Ceci dit, je déteste toujours autant faire la cuisine et les repas de famille. Mais, j’y travaille … Prenez bien soin de vous.