Par Brigitte Ballandras psychologue clinicienne et psychothérapeute, spécialisée en conduites alimentaires, présidente de l’association Affects et Aliments[i], membre de la FFAB, formée à l’Institut de dégustation de Tours, adhérente du GROS, membre de la société française de psychopathologie de l’expression et de l’art-thérapie
Accompagner par la dégustation des
personnes
en surcharge pondérale
Sur fond de désordre des conduites
alimentaires
1. Les
personnes en surcharge pondérale
Au carrefour
du biologique, du psychologique et du social, leur obésité révèle souvent une
santé défaillante, une vulnérabilité psychologique et des troubles des
conduites alimentaires[ii]
avec une composante alexithymique[iii].
Leur choix de la restriction alimentaire[iv], suite à un vécu de
régimes et une stigmatisation sociale, perturbe leur relation à la nourriture
et à leur corps. Les réponses s’orientent vers la chirurgie bariatrique et la prise
en charge diététique est insuffisante. L’hyperphagie est le trouble principal, décrit comme « une surconsommation alimentaire répétitive
dépassant les mécanismes naturels de régulation pondérale et conduisant au
surpoids[v]
».
2. les ateliers de dégustation dans
l’association
Ils sont proposés
dans les différents groupes[vi]. Nous montrons l’intérêt de saisir par la dégustation ce plaisir volatil
et subjectif.
2.1 La méthode
La dégustation invite à être attentif à ses sensations. Une fiche d’examen
sensoriel (hors et en bouche) permet une observation méthodique d’un aliment,
auquel on attribue une qualité organoleptique[vii]. « Manger
en pleine conscience[viii] » sollicite la
perception, suscite des émotions et génère des représentations
symboliques des aliments en évitant jugement et critique.
2.2 L’intérêt de la dégustation
Une
meilleure perception des finalités nutritionnelles, hédoniques, sociales,
symboliques et affectives est possible. F. Bellisle[ix] définit la régulation alimentaire à partir de
deux dimensions hédonistes :
2.2.1 Le goût de l’aliment
Selon
S. Clerget « Le goût qu’un aliment
nous procure est une représentation
consciente élaborée à partir d’informations sensorielles (gustation, olfaction
et sensibilité du nerf trijumeau) et de leur interprétation apprise sous
l’influence de notre milieu[x]
». Il donne la perception complexe de ses multiples
qualités sensorielles[xi].
Discerner
ses goûts
La
dégustation est un entrainement à la perception des saveurs. L’acte alimentaire conscient nous sort de l’anesthésie
sensorielle, d’une consommation « sans goût, juste la consistance »[xii]. L’enjeu est de se réapproprier ses compétences sensorielles singulières[xiii] pour une satisfaction
gourmande.
Développer
sa sensorialité
Outre le goût,
les cinq sens nous y invitent : le visuel,
l’olfactif sur les flaveurs
(saveur et arome anté-nasal et rétro-nasal), le toucher(chimique,
thermique, physique – textures et consistances), sans négliger
l‘audition (ex. le croquant).
Respecter ses sensations alimentaires
L’ingestion
consiste en une régulation physiologique et nutritionnelle à partir d’une écoute des signaux sensoriels :
la faim, les envies spécifiques, le rassasiement et la satiété. Chez les
hyperphages, les sensations sont non régulées : la faim est anticipée, les
seuils de rassasiement souvent débordés. Une discrimination des sensations (de faim,
de soif et de fatigue) avec les émotions
(anxiété) est nécessaire. En amont à
l’ingestion, le gouteurdifférencie la faim de l’envie et les
accueillent pour
une meilleure perception gustative. À chaque appétit spécifique, il
perçoit une baisse du plaisir du goût de l’aliment au fur et à mesure de son ingestion[xiv]. Ces différents rassasiements
conduisent à l’arrêt de l’ingestion par la distension gastrique[xv] et un estomac satisfait.
Sortir de l’impulsivité
La dégustation ralentit la prise
alimentaire avec un délai entre la perception de l’aliment et sa consommation.
Faisant frein à l’hyperactivité, elle permet la mastication qui participe à
l’assimilation et au plaisir. « Manger en pleine conscience » avec une
baisse de l’anxiété permet de se reconnecter aux
signaux du corps et de mieux les respecter.
2.2.2 Le goût pour l’aliment
C’est la disposition à
l’accepter ou le rejeter.
Nos choix sont
déterminés par nos préférences et nos aversions alimentaires, qui sont en
partie innées[xvi]
puis acquises dans des contextes émotionnels favorables ou non à l’expérience
de la prise alimentaire[xvii]. Ils forment une hiérarchie et un
répertoire des goûts et des rejets.
Faire connaissance, partager des « paroles
gourmandes »
Pour P. Avrane « Goûter une cuisine, partager les saveurs, expliquer refus
et préférences, permettent une première rencontre, celle qui passe par
l’exploration du goût de l’autre, celle qui permet de sérier les
identifications[xviii]».
Diversifier l’alimentation
À partir des représentations des aliments en
« obligatoires », « neutres », « tabous
partiels » et « tabous absolus », la dégustation ouvre sur la
complexité et la diversité au-delà des représentations simplistes[xix].
Sortir de la culpabilité
Le plaisirautorisé
outrepasse cette dichotomie. Les « doudous
alimentaires » ou « aliments-mous-doux[xx]» renvoient aux plaisirs de l’enfance. Ces aliments réconforts
ont une fonction auto-calmante. De l’acceptationd’un
plaisir gourmand, peut ainsi advenir un rapport aux aliments moins culpabilisé.
Découvrir la nouveauté et s’en protéger
Comme omnivores, nous pouvons élargir notre palette
gustative. Mais plus suggestibles à la cacophonie médiatique, à une offre
alimentaire pléthorique et fortement incitative, les personnes obèses font un choix d’aliments plus sucrés, salés et gras[xxi]. Selon J.-P.
Poulain, « la culture gastronomique
est un meilleur rempart contre l’obésité que la culture diététique[xxii] ».
3. Les enjeux du goût sont nombreux : éthiques, économiques, sociopolitiques,
agricoles et ont des incidences profondes sur notre santé. Notre mémoire des
goûts et l’attention portée au plaisir
des sens régulent notre consommation,
grâce à une perte apprivoisée. En osant savourer, les personnes en surpoids aux
prises avec les échecs et les disqualifications se réapproprient le goût pour
une meilleure régulation.
[i] Fondée en 2004 à Paris
[ii] Marina a une obésité sévère avec
des hyperphagies boulimiques et dit : « il y a les
kilos pour se taire et les kilos pour ne pas bouger ». Son trouble fait écho à une violence
familiale.
[iii] L’alexithymie est une difficulté à
exprimer ses émotions par des mots, à les distinguer des sensations
corporelles, les communiquer et d’avoir recours à l’imaginaire.
[iv]Michèle Le Barzic Le syndrome de
restriction cognitive: de la norme au désordre du comportement alimentaire, Diabetes
& Metabolism, Vol. 27, n°4, sept. 2001,
p.512-516. « Décrite en 1975 la
restriction cognitive désigne l’attitude des sujets qui limitent délibérément
leur consommation alimentaire dans le but de perdre du poids ou pour éviter
d’en prendre. D’abord observé chez les obèses, ce comportement avait alors été
interprété comme un facteur prédisposant au développement de l’obésité parce
qu’il s’accompagne d’une augmentation paradoxale de la consommation alimentaire
dans certaines conditions. »
[v] CARRAZ Jérôme, Comprendre et traiter l’obésité –
Approche pluridisciplinaire intégrative,
Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson SAS, 2017, p.25.
[vi] « Alimental »,
« Psycho-nutrition » et « Habiter son corps »
[vii] CQFDdégustation de Tours
[viii]
J.
Chozen Bays, Manger en pleine conscience, La
méthode des sensations et des émotions, Montréal,
Québec, Canada, Le Jour éditeur, 2009, Paris, Editions Les Arènes,
2013.
[ix] F. Bellisle, « Les qualités organoleptiques des aliments
aux choix alimentaires », 46ème
J.A.N.D., 27 janvier 2006,
http://www.institut-benjamin-delessert.org/export/sites/default/.content/media/documents/JABD/Resumes-orateurs-JABD/resumes-2006/BELLISLE.pdf
[x] S. Clerget, Bien dans son assiette,
Bien dans sa tête, Paris, Librairie A. Fayard, 2016, p.29.
[xi] Les propriétés
organoleptiques de l’aliment créent sa palatabilité.
[xii] Pour Marina.
[xiii]
Nos
seuils de perception sensoriels sont différents.
[xiv] Grâce à l’alliesthésie
olfacto-gustative
(modulation
de la palatabilité – du plaisir subjectif des aliments – en fonction de l’état
énergétique interne selon J.-M. Lecerf) et au rassasiement sensoriel.
[xv] Détournée chez les hyperphages pour apaiser leurs angoisses.
[xvi] S. Clerget, Bien dans son assiette, Bien dans sa tête, Paris, Librairie A. Fayard, op.
cit., 2016, p.29 : « Au
XXème siècle on limitait les saveurs au sucré, au salé, à l’acide, à l‘amer. Puis
on a ajouté le goût métallique et l’umami. On sait de nos jours que le goût est
un continuum formé de multiples saveurs, variable d’un individu à l’autre.(…).
Le nerf trijumeau qui innerve la face est impliqué dans les sensations plus
générales (piquant, pétillant, rafraichissant, brûlant, pimenté) ».
[xvii]
Pour aller lus loin N. Politzer, Les mécanismes sensoriels de la
dégustation, Paris, Information diététique, 2013, n°3,
p.16-24.
[xviii]P . Avrane, Éloge de la gourmandise– ce
que les goûts nous révèlent des autres et de nous-mêmes, Paris, Editions de La Martinière,
2007, p.172.
[xix] bon-mauvais
aliments, fréquent chez les personnes ayant
des troubles alimentaires.
[xx] Selon l’expression de G. Harrus-Revidi, Psychanalyse de la gourmandise, Paris, Broché, 1994.
[xxi] En référence à la
présentation du neurobiologiste H. Gurden,: « Perception olfactive et obésité, rôle de la
leptine » à la 34ème journée scientifique de l’AFERO le 23
janvier 2018 où il montre que leurs seuils de
sensibilité doivent être plus fortement stimulés pour provoquer les mêmes
plaisirs chez les obéses.
[xxii] J.-P Poulain, Sociologie de
l’obésité Paris, PUF, 2009. « La gastronomie
et le raffinement de l’alimentation serait la réponse adaptative développée par
des groupes sociaux aisés, confrontés à l’abondance ». « La qualité
de la cuisine et des aliments est la meilleure protection contre les méfaits de
l’abondance (…). Les groupes populaires plus habitués au manque auraient
continué à favoriser le copieux, le gras, le fort ».
Bibliographie
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